Aujourd’hui, rencontre avec Antoine Brimbœuf, éleveur et berger au sein de la Bergerie nationale de Rambouillet.
Créée en 1783 par Louis XVI, la Bergerie nationales, ancienne Bergerie royale, détient depuis cette date un troupeau de race mérinos élevé en race pure. Afin de sélectionner et de conserver les meilleures laines pour le cheptel français, la Bergerie nationale est rapidement devenue et demeure aujourd’hui l'une des institution mondiale dans le milieu de la laine.
En arrivant à la Bergerie par le parc, peut-être avez-vous croisé quelques cerfs ou nymphes sorties des eaux. Le jardin du château regorge de mystères, dilués dans la brume et les couleurs vibrantes du mois de novembre. Peut-être aussi serez-vous passés à côté de la Laiterie de la Reine, lieu de création fromagère et de dégustation créé pour divertir la reine Marie-Antoinette au cours des parties de chasse de son époux Louis XVI. Il faut dire que c’est grâce à sa passion pour la chasse que Louis XVI demanda à son cousin le duc de Penthièvre l’achat du domaine, dont la fonction principale demeura cynégétique [1] pendant de longues années. Du XVIIIe au XXIe siècle, la forêt fut en effet le lieu des chasses royales, avant de devenir celui des chasses impériales et présidentielles, pour finalement être cédée par Jacques Chirac au Commissariat de Chambord. Il n’est pas de mauvaise occasion pour rappeler que selon la tradition diplomatique française, la chasse comme la gastronomie sont indispensables aux relations internationales.
En acquérant le domaine de Rambouillet en 1783, Louis XVI, influencé par la diffusion des Lumières et par la pensée physiocratique [2], perpétue la mise en place d’établissements de recherches à dominante scientifique. Depuis le début du siècle, les académies de provinces portant leurs couleurs régionales essaiment le territoire. La Rochelle est dédiée à la circulation monétaire et le raffinage du sucre, Dijon à l’agronomie etc. [3] On parle même « d’agromania » ! Des écoles scientifiques comme l’École vétérinaire d’Alfort et des fermes expérimentales comme celle du domaine de Rambouillet sont construites, afin de développer l’étude du monde animal et végétal. À cette époque, les races locales ne possèdent pas de laines suffisamment qualitatives pour la demande de fabrication textile : le royaume de France achète ses laines à l’Espagne. Suite à une négociation tacite entre Louis XVI et son cousin le roi Charles IV d’Espagne et quatre mois de voyage, c’est ainsi que débarque en 1786 à Rambouillet le troupeau des meilleurs béliers mérinos à la laine surfine.
Antoine Brimbœuf : « Pour l’anecdote, saviez-vous qu’il existe aujourd’hui un petit berceau de berrichons de l’Indre dans les landes issu directement des troupeaux rambolitains ? Eh oui, à l’époque, les paysans-éleveurs installés avec leurs races locales à la Bergerie ont gentiment été priés de déménager car il fallait laisser la place à la brillante relève. Un doute persiste d’ailleurs sur le nombre précis de troupeaux importés que j’estime à sept, alors que mon patron planche sur dix… J’ai lu quelque part que le cheptel venu d’Espagne comptait sept béliers conducteurs, qui étaient castrés et remplissaient le rôle des border-collies d’aujourd’hui… Seules les archives pourront trancher [4] !
Une fois le mouvement amorcé, les importations de mérinos n’ont pas cessé. En premier lieu gérées par les rois, elles sont très vite devenues un business. Le risque pour les Espagnols a été dès lors la perte du monopole. Ils ont commencé à envoyer des animaux de faible pedigree qui n’avaient rien à voir avec ceux de la Bergerie royale. Et c’est ainsi que le domaine de Rambouillet n’a plus cherché à utiliser des animaux extérieurs pour les reproductions, car cela intentait à la qualité des premiers, sélectionnés parmi les meilleurs. Le troupeau a donc commencé à se reproduire de manière consanguine et constitue finalement aujourd’hui une référence dans le monde entier. Car oui, je suis allé dans le bush australien et la Bergerie de Rambouillet y était connue ! Tous les éleveurs partis installer des troupeaux en Australie ou dans l’hémisphère sud sont venus chercher les mérinos rambolitains car ils savaient qu’il s’agissait des animaux les plus purs…
Pour vous expliquer le phénomène, plus un animal est issu de lignée consanguine, plus il va transmettre son patrimoine génétique. L’agneau qui naît d’un croisement entre une race locale et un mérinos de lignée consanguine ressemble beaucoup plus au mérinos qu’à l’autre. Cela explique en partie la disparition d’un grand nombre de races locales françaises. C’est pourquoi à la Bergerie nationale, afin de conserver les meilleures aptitudes des animaux, la reproduction s’effectue de manière sélective en associant des brebis et des béliers aux caractéristiques convergentes. Dans un troupeau traditionnel, on compte environ vingt brebis pour un bélier ; pour les mérinos de Rambouillet, on en compte seulement trois ou quatre... »
Antoine Brimbœuf est loin du cliché du berger avec son chien, son bâton de marche, et les montagnes au loin. Cet ancien étudiant de l’école de berger de Rambouillet possède un parcours aux multiples facettes. Éleveur ovin, expert lainier pour le Concours Général Agricole, ancien attaché culturel et berger en charge du dossier « Sécurité́ et bien-être dans le cadre des relations homme-animal » à la Bergerie nationale, formateur de chiens de troupeaux à l’Institut de l’élevage [IDELE]… Peut-être est-ce pour tout cela que son air avenant donne immédiatement envie d’en savoir plus et de se laisser raconter des histoires.
Il est de ceux dont la mission initiale s’est modelée, transformée et adaptée au fil des années en symbiose avec le renouveau de la Bergerie nationale, témoignant d’une ouverture croissante et d’un ancrage de plus en plus fort sur le territoire. Au cœur de cette (r)évolution de la politique interne de l’institution, la transmission et la médiation. Sortir de l’entre-soi scientifique dédié à la génétique et l’insémination artificielle, dont la résonance n’est pas très flatteuse, et porter les connaissances et la formation au-delà des cercles préconçus, tel fut le mot d’ordre de l’institution à partir de la seconde moitié du XXe siècle.
Porte-parole de la Bergerie nationale de Rambouillet au sein du Collectif Tricolor, Antoine Brimbœuf est aussi l’un des derniers rescapés de l’expertise lainière en France [voir également l’entretien avec Daniel Allain, ex-chercheur à l’Inra]. En effet, depuis les années 1970, l’élevage ovin n’étant plus considéré comme une source de richesses, les experts et les recherches dédiés à cette matière ont drastiquement diminué. Seule une institution agricole continue de faire appel à cette connaissance, le Concours Général Agricole, dont la branche ovine récompense autant la conformation des animaux que la qualité de leur laine, toutes races comprises. A ce titre, le concours fait appel à des « juges experts lainiers », rôle tenu cette année pour la première fois par un membre du Syndicat général des cuirs et peaux… Un exemple qui illustre la difficulté de trouver des professionnels du milieu.
« J’ai commencé à travailler pour la Bergerie en étant encore étudiant ! Le week-end, un petit groupe de pensionnaires dont je faisais partie devenaient guides-conférenciers improvisés, rémunérés aux pourboires. De fil en aiguille, avec le développement de l’activité, je suis rapidement devenu animateur de visites guidées et responsable d’un certain nombre d'événements, provoquant ainsi la création d’un poste d’attaché de direction pour l’événementiel.
Lorsqu’il a fallu reprendre le flambeau du jury pour le Concours Général Agricole en 20xx, j’ai été recruté, et à cette expérience s’est ajoutée celle de l’organisation en 2010 de la Conférence Mondiale du mérinos à Rambouillet. Cette manifestation, organisée par la fédération mondiale des éleveurs de mérinos [World Federation of Merino Breeders] [5], est l'événement mondial lié au marché de la laine. Tous les quatre ans organisée par un pays membre de la fédération, cette rencontre permet de dessiner les grandes décisions liées à la matière, qu’il s’agisse de sa production, de sa transformation, ou de sa place sur le marché mondial. A l’occasion d’une pré-visite lorsque l’évènement s’est tenu chez nous, le président de la fédération, l’Australien xxx, a passé une journée entière à examiner un par un les béliers de la Bergerie. Notre troupeau est une référence dans le monde entier. Partout où le mérinos est élevé aujourd’hui vous trouverez des gènes d’ancêtres rambolitains ! »
Progressivement, les postes d’attaché culturel et d’attaché de formation sont devenus permanents et contribuent aux rentrées financières de l’établissement. Grâce aux problématiques de préservation de la faune et de la flore actuelles, et à la diffusion de la marque Bergerie nationale, le site accueille en effet de plus en plus de visiteurs, le lait des vaches est transformé et vendu en bio, de même que la viande d’agneau. L’ensemble des formations permet également de faire tourner l’écosystème. Pourtant, si la Bergerie nationale peut être assimilée à une « institution-vitrine », ou une « institution-musée », elle comprend néanmoins trois pôles d’activité [agriculture-élevage, formation, médiation] qui en font un site pluridisciplinaire et complémentaire.
Arrivés avec le troupeau de 1786, des bergers espagnols resteront deux ans à Rambouillet afin de transmettre leurs connaissances, et donneront lieu à la création d’une école et à l’inscription d’une plaque à l’entrée de la Bergerie d’une citation de Virgile : « curat oves oviumque magistros » : « Il [le dieu Pan] soigne les moutons, ainsi que ceux qui les élèvent. »
Dès l’origine, le domaine de Rambouillet tente donc de poursuivre une dynamique de recherche et de transmission. En 1794, l’école de bergers est créée et est aujourd’hui connue sous le nom de Centre d’enseignement zootechnique de Rambouillet. Au fil des années, le pôle de formation s’est diversifié en accueillant un Centre de formation d’apprenti [CFA], ainsi qu’un Centre de formation professionnel pour adulte [CFPPA] dédiés aux métiers de l’élevage. Outre sa vocation encore unique à l’époque [6], il devient rapidement un centre important de recherches autour de l’insémination artificielle, que les différentes guerres n’affaibliront pas.
« Pour vous donner une idée, au cours de la Seconde Guerre mondiale, le drapeau français n’a pas cessé de flotter sur le portail de l’école, et les expérimentations ont fait naître le premier veau par insémination artificielle en 1946 ! » L’école développe par la suite le premier BTS agricole dédié à la production animale, et aujourd’hui, si l’établissement reste concentré sur la formation, il développe aussi un pôle d’accompagnement pour la communauté de l’enseignement agricole. La dynamique n’a pas changé. Toujours tournée vers l’avenir, elle conduit les éleveurs, zootechniciens, et agronomes d’aujourd’hui et de demain vers des pratiques toujours plus vertueuses. Une vingtaine de professionnels sont ainsi dédiés au soutien pour la transition à l’agroécologie de nombreuses exploitations agricoles.
« Pour conclure, il faut venir à Paris cet hiver aux Archives nationales pour l’exposition La Guerre des moutons [7] ! Suite au don de la Bergerie de l’ensemble de son fond patrimonial aux Archives nationales, une grande rétrospective de l’histoire lainière à travers la race mérinos a été reconstituée. L’historien Pierre Cornu et le conservateur du patrimoine Henri Pinoteau en sont les commissaires scientifiques, et je pense très sincèrement que cet événement est un élément majeur pour l’histoire contemporaine de la laine. Réunir en un lieu des figures d’influence comme la Bergerie nationale et le Collectif Tricolor est une occasion unique de montrer l’histoire exceptionnelle et le potentiel de cette matière aujourd’hui, dans notre quotidien et dans le monde qui nous entoure. Cette histoire incroyable [il faut varier les adjectifs] croise effectivement à la fois les enjeux de l’élevage, de l’industrie, du commerce, de la science et de la diplomatie ! Et à l’image du Collectif Tricolor, elle fait se rencontrer également les professions. Nous y sommes tous engagés, historiens et zootechniciens, éleveurs, transformateurs et créateurs, c’est une histoire plurielle et inscrite dans le présent qu’il ne faut pas rater. »
[1] Relatif à la chasse
[2] École de pensée de la seconde moitié du XVIIIe s. selon laquelle le développement économique naît de l’agriculture, ainsi que de la liberté du commerce et de l’industrie. Cette dynamique intellectuelle conduit de nombreux nobles à s’intéresser aux recherches en agriculture ou en agronomie, et à effectuer des expériences dans des écoles ou des domaines dédiés.
[3] JEAN Nicolas, ROCHE Daniel, « Le siècle des Lumières en province. Académies et académiciens provinciaux, 1680-1789 », dans : Annales. Economies, sociétés, civilisations., N. 1, 1980. pp. 92-98
[4] Référence à l'exposition La Guerre des moutons, voir note [7].
[5] Majoritairement issus de l’hémisphère sud dont les troupeaux sont les plus importants producteurs de laine. (https://www.persee.fr/doc/ahess_03952649_1980_num_35_1_282612_t1_0092_0000_000)
[6] En 1920 est créé à Salon-de-Provence un centre d’expérimentations et de formation au sein du Domaine du Merle. Pour en savoir plus https://www.transhumance.org/notre-developpement/le-domaine-du-merle/.
[7] « La Guerre des moutons. Le mérinos à la conquête du monde. 1786-2021 ». Exposition du mercredi 15 décembre 2021 au lundi 18 avril 2022. Archives nationales, 60 rue des Francs-Bourgeois 75003 Paris. Entrée libre et gratuite. Pour en savoir plus (https://www.archives-nationales.culture.gouv.fr/la-guerre-des-moutons)
La renaissance des filières de laines françaises
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